Réussir sa transformation agile : et si nous revenions à la marche ?

Écrit par Guillaume Dutey-Harispe, le 04 février 2019

Il y a maintenant quelques semaines, je suis parti marcher seul pendant trois jours d’affilée. Pas pour établir un record, pas pour me prouver ma vaillance, pas pour entretenir ma ligne. Mais juste pour aller d’un point A à un point B (avec 25 km par jour entre les deux points) en étant seul dans la nature et dans mes pensées.

De cette (dé)marche —parenthèse apaisante dont je mesure le luxe— j’ai tiré quelques analogies avec les transformations personnelles et collectives que vous propose de partager.

La marche à pied, une allégorie de la transformation

Tenir la distance passe par le respect du rythme (et de soi)

C’est connu : qui veut aller loin, marche à un rythme régulier. Si au premier kilomètre, on part d’un bon pas, attentif à ne pas forcer, c’est à la fin de la première heure que se pose la question de la vitesse : « À ce rythme là, combien de temps vais-je mettre pour atteindre ma destination ? Et si j’accélère, arriverais-je plus vite ? ». Le respect du rythme est un peu comparable aux résolutions de bonne année ; assez vite on est pris par la tentation d’accélérer le pas pour arriver plus vite à destination.

L’avantage de la marche, par rapport à la transformation des organisations, c’est que la sentence tombe rapidement. Toute sortie de rythme se fait payer au bout de quelques dizaines de minutes. Cette douleur qui apparaît dans la cheville, le pied qui glisse sur une motte de terre, cette ampoule qui se fait sentir… rappellent à l’ordre assez vite que c’est le "temps qui prime sur l’espace", et non le contraire.

Dans les transformations, il est parfois dommage de devoir attendre des manifestations somatiques douloureuses pour se rendre compte qu’on a tout simplement voulu aller trop vite. Ou pire, de ne pas s’en rendre compte et de tirer comme conclusion que l’échec est du au fait de ne pas être aller assez vite ! Et donc de décider d’accélérer… Vous la voyez, la boucle systémique ?

Chaque pas compte : aucun n’est « supérieur » à l’autre

Dans les processus de transformation, les consultants spécialisés aiment bien identifier des étapes-clés qui contiendraient « l’essence » de la transformation. Des moments qui seraient essentiels tandis que d’autres seraient plus accessoires. Telle convention, par exemple, ou tel lancement de l’utilisation d’un outil.

Pourtant, la marche à pied nous enseigne une réalité bien différente.

Certes, le paysage peut être changeant (parfois ça monte, parfois ça descend), la météo plus ou moins clémente (marcher sous le soleil et sous la pluie, c’est « pas la même ») et la condition du marcheur apporte sa touche de diversité (elle fait toujours un peu mal à la flexion, cette cheville gauche) ? Il n’empêche : chaque pas est nécessaire pour nous rapprocher du but, 80 cm par 80 cm, et aucun de peut être retranché du résultat final.

Reconnaître à chaque moment son importance propre a deux effets directs.

  • Le premier est celui de rester présent à ce que l’on fait et de lui reconnaître sa «grandeur» intrinsèque, plutôt que de se projeter dans un futur illusoire dont nous ne connaissons en définitive pas grand chose.
  • Le second effet est de désacraliser les grandes messes et autres millestones qui ont leurs fonctions, mais pas plus que ça et ainsi de redonner sa primeur au quotidien du travail ; celui qui produit de la valeur.

Parfois, on se dit qu’on ne va pas y arriver (et puis, ça passe)

Pour peu que vous dépassiez la promenade digestive, la marche de distance appartient au registre des exercices de longue durée. Même sans partir pour Compostelle, une marche de quelques jours fait rentrer dans un rythme particulier où le corps est soumis à une pratique continue et répétitive à laquelle il n’est pas habitué.

Et, à un moment où un autre, le corps sait se rappeler au bon souvenir de l’esprit ! Le genou bloque, il y a un drôle de bruit dans ma chaussure… l’ampoule va t-elle éclater ?

A ce moment, la tentation s’installe. Est-ce bien raisonnable ? Cela sert-il à quelque chose ? Est-ce que je vais y arriver ? S’il fait nuit ; saurais-je me diriger ? Si l’ampoule éclate, pourrais-je marcher ? Cette tentation, c’est celle de ne pas voir le chemin parcouru, de commencer à cogiter sur ce qu’il reste à parcourir et de faire du stop pour vite interrompre cette absurdité.

Combien de temps dure cette disposition d’esprit ? En fait, le temps que l’on veut bien lui laisser continuer sa conversation. Et souvent ça s’arrête quelques minutes après le début de la pause que l’on s’impose. C’est à dire au moment même où on se conforme à la rigueur d’un effort soutenable dans la durée.

Si vous avez vécu une transformation, où plusieurs, cette séquence doit peut-être vous rappeler quelque chose. Le chemin déjà parcouru est le signe visible de notre capacité à effectuer un déplacement : tout va bien se passer.

On a toujours oublié quelque chose (et ce n’est pas grave)

Tout marcheur sait que sa survie sur la route dépend du poids de son sac. Au-dessus de dix kilos (pour les hommes), il va y avoir un problème. Donc, on voyage léger en prenant le strict nécessaire.

Il y a un léger souci toutefois : le nécessaire, on le découvre en partie au fur et à mesure du chemin. Nourriture, soin des pieds, petit médicament d’urgence, vêtement de rechange… comme on a choisi, forcément on a renoncé. Et s’en rendre compte, à 1 heure de marche de la première épicerie/pharmacie/autre qui sera de toute façon fermée, crée un sentiment de frustration qui est démultiplié par la fatigue accumulée par l’effort.

Le déclic sympathique qui se produit (et qui est une conséquence directe du « framework » que l’on se fixe en marchant loin) c’est qu’on se rend alors compte que, ce qui manque, en fait, ne manque pas. Que l’on peut s’en passer. Faire sans. Et que ce n’est pas si grave.

Nous venons de voir que, pour marcher, effectuer un déplacement, se transformer, une certaine « écologie » doit se mettre en place pour tenir la distance. Je vous propose quelques hypothèses de fond sur ce sujet.

La marche éclaire, peut-être, certains aspects fondamentaux des processus de transformation

Qu’il s’agisse d’une transformation personnelle ou de la transformation d’un collectif, la limite théorique porte un nom précis : l’injonction contradictoire (ou double contrainte, si vous êtes puriste). Au-delà de l'orgueil de croire que l’on pourrait « se » transformer ou pire « transformer » les autres, l’injonction contradictoire nous rattrape nécessairement dans le fait qu’on ne peut à la fois faire partie d’un système et ne pas en faire partie. Nous ne pouvons pas totalement contrôler une transformation (la notre, celle des autres) car nous faisons obstacle à la transformation dès que nous la suscitons. Le « Je suis » crée par nature un obstacle au « Je serai ».

Cette injonction contradictoire est-elle pénible parfois ? Oui : mais elle est également un formidable rempart à notre désir sous-jacent de toute puissance, qui nous placerait potentiellement dans un rôle de tyran ; tyran de nous-même et/ou tyran des autres.

Cette injonction contradictoire peut-elle se résorber ? Oui, mais par un seul facteur : celui du temps de l’expérimentation.

Transformer = expérimenter

Heureusement, si nous ne pouvons « transformer », nous avons la possibilité, face à nous même ou face à un collectif, de poser un cadre, de préférence expérimental, qui nous permet de choisir la transformation plutôt que le statu quo. « Et si je faisais ceci ? », « Et si nous essayons cela ? » se révèle un moteur puissant pour modifier en profondeur sa relation à soi-même et les interactions internes d’un groupe.

Forcément, cette modalité vient percuter notre système de croyances managériales dans lequel la valeur de l’ordre hiérarchique est très fort. Hérité des schémas éducatifs parentaux (on obéit au chef comme à papa et maman…ou du moins on le crois ; sinon on sera puni !… ou du moins on le croit) l’idée de la toute-puissance efficace de l’ordre hiérarchique est prégnante.

Non pas qu’il n’y ait pas de puissance dans un ordre -le droit du travail est clair sur la nature de subordination portée par le contrat de travail-, mais qu’en est-il de l’efficacité profonde de cet ordre ? C’est aujourd’hui le dilemme dans lequel navigue les organisations, petites ou grandes, qui comprennent que convoquer la motivation, l’intelligence, la réactivité et la créativité des collaborateurs ne peut tout juste pas passer par une subordination assise sur un système d’ordre.

De cette compréhension, qui est un phénomène assez nouveau, surgit un désir de transformation porteur de sa propre injonction contradictoire ; « je vous ordonne de vous transformer (à ne plus obéir !) ».

Transformer dans l’urgence… vraiment ?

La science de la conduite du changement pose comme préalable à un cadre de transformation la perception d’un sentiment d’urgence. « Si nous ne changeons pas, nous allons être mangé/tué par (Amazon, une start-up, Google, notre voisin, notre fils…) ».

Sans remettre en cause la nécessité d’un déclencheur de prise de conscience, on peut quand même noter que ce type de discours porte en lui-même un sentiment de devoir agir « vite », de battre le fer tant qu’il est chaud, et aussi de se conformer au calendrier des mutations dans les organisations (18 mois d’espérance de vie à un poste de transformation).

La transformation devient ainsi souvent une course à la transformation qui lui donne son petit nom de code si poétique : Bidule 2019, Machin 2022… Et ce faisant, ce n’est plus une transformation, c’est un « sprint » ! Agile = scrum = sprint = course = c'est pas SAFe … ça y est ; tout est mélangé !

L'urgence est, parfois, la principale prison qui empêche la réussite d'un déplacement.

La transformation ? Et si c'était de ne plus accélérer pour aller vite ?

Car, pour aller vite, on pousse plus fort ! Et plus on pousse fort ? Plus ça résiste ! La systémique est bien l’âme damnée des transformations au forceps menée à la baguette. Une lecture, même en diagonale, de Peter Senge donne à l’avance le résultat annoncée d’une transformation qui se limiterait à un happening de com' : les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier, la solution de facilité vous ramène au problème initial, etc

Le temps est notre allié ; dès lors qu'on le respecte

Déjà, si vous avez eu la patience de me lire jusqu’ici, c’est que vous avez des dispositions pour les longueurs ;-) Mais plus sérieusement, nous pouvons poser comme (début de) synthèse que l’économie de la transformation doit s’adapter à la lenteur, à l’imprécision, à la modération et au soin du corps social qui entreprend cette même transformation.

Soyons réalistes : la valeur travail n’a pas été « effacée » par la valeur « mesure du travail » en l’espace de quelques années. Il a fallu des décennies pour poser, couche après couche, le vernis de mécanismes managériaux et d’outils de contrôle qui ont, petit à petit, éloignés le "management" des gestes professionnels. Il faudra donc aussi des années pour réintégrer une culture managériale qui se souci plus de la valeur produite que de la mesure du coût.

Vouloir hâter ce mouvement, c’est finalement rester dans la même perspective de départ ou bien, pour citer Paul Watzalvick, ne pas reconnaître que « toujours plus de la même chose donne toujours plus du même résultat ».

Sortir du système, ce n’est pas aller contre, c’est aller avec. Mais plus lentement. En prenant un pas de marche, par exemple.

Et vous ? Qu'en pensez-vous ?