La « conduite du changement, sauce début 2010 » —comment faire passer la pilule du downsizing avec de la communication descendante— a prouvé sa capacité à créer du stress, de la frustration et des mauvais résultats dans les organisations. Elle aura aussi durablement refroidi les équipes de travail à considérer positivement un changement «imposé par la modernité » et par les cabinets de conseil. Dans le même temps, la révolution managériale portée par les «entreprises numériques» à, de son côté, démontré son efficacité à créer de la valeur et à dynamiser les organisations et ainsi créé un appel d’air vers la transformation numérique, au-delà des secteurs IT.
Il est compréhensible que l’industrie du logiciel se soit emparée en premier de la notion d’agilité comme outil de la gestion de la complexité ; un rôle de défricheur qui vient notamment de la spécificité technique de la construction d’un logiciel, dans lequel les besoins, les technologies, les circuits de création de valeur sont en évolution constante et ne peuvent objectivement pas faire l’objet d’un plan de charge prévisionnel.
Le changement de perspective porté par la promesse de la transformation numérique est aujourd’hui en train de gagner le secteur des services qui découvrent avec plus ou moins de facilités les joies et les affres du management visuel, du pilotage par les besoins utilisateurs, des équipes autonomes… et des modifications managériales que cela suscite.
Un des points plébiscités dans la transformation numérique est celui des changements de paradigme impliqués par le passage à une organisation plus aplatie, notamment du point de vue de la responsabilisation des acteurs, qui apparaît comme autoporteuse d’une transformation des organisations donnant un rôle nouveau aux managers. On pourrait presque dire que nous vivons une époque formidable !
Le passage à l’organisation agile… vraiment indolore ?
Il subsiste toutefois une vraie/fausse promesse dans la transformation digitale si elle est présentée (ou comprise) uniquement du point de vue des process. Comme le rappelle le Manifeste Agile (le seul machin Agile qui porte ce nom-là sans trop l’usurper…), la transformation est une démarche autour des personnes et de leurs interactions avant d’être une transformation des outils et des processus, c'est-à-dire une question de collaboration avant d’être un exercice contractuel.
Le fait que, de plus en plus souvent, les managers comprennent la nature de cette transformation et soient prêts à investir du temps et des ressources dans cette transformation des personnes et des équipes est en soi une évolution aussi récente que bienvenue. La promesse de la libération des énergies créatrices par l’auto-organisation en arriverait-elle à faire reculer les croyances dans le pilotage par les indicateurs ? Suspens !
Le point de passage compliqué se trouve au moment où le manager « prescripteur », le client si vous préférez, se rend compte de l’impact que va avoir la transformation qu’il prône sur les équipes et sur ses propres schémas de représentations managériales. Ce point de friction est sans doute à l’origine de l’explosion des billets, dessins, schémas sur LinkedIn dans la tonalité de « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » ou « Qu’est-ce qu’un bon manager ».
Et cette situation est rendue encore plus complexe quand la transformation est pilotée sur un périmètre restreint de l’entreprise. Alors que le manager lui-même est héritier de la posture qui est attendue de lui, il est aussi souvent participant d’un système qui s’impose à lui et qui est à des kilomètres de la « transformation » que son service est en train de vivre et de ses impacts.
« Coach Agile » : coach d’organisation ou coach de manager ?
Pour déployer ce qui est à la base une « histoire d’équipe » dans des organisations qui dépassent la taille des start-up débutantes, le marché du conseil fait désormais appel à des acteurs spécifiques, souvent des scrums masters expérimentés, pour accompagner la mise en place de transformations dans des équipes, en s’appuyant sur des canevas.
Ces canevas (Scrum, Kanban, SAFe) sont des espaces d’expérimentations protégés qui abritent les transitions culturelles des équipes, et permettent d’en mesurer les effets bénéfiques. Et les nouveaux G.O. de cette conduite du changement de nature opérationnelle et « from bottom-up » ont hérité du vocable de « coach agile ».
Il semble que l’activité portée par ce nouveau rôle de coach agile, débordant de l’accompagnement des seules équipes, se déploie naturellement dans l’accompagnement du manager pour l’aider dans la sortie de sa « zone de confort », car la mise en place de la transformation constitue une transition dans laquelle ses repères s’atténuent plus ou moins vite pour progressivement laisser la place à une nouvelle cartographie de ses propres rôles et responsabilités.
C’est là un volet méconnu de l’activité implicite du coach agile qui est celle de l’accompagnement du donneur d’ordre pour l’aider à envisager, intégrer puis accepter sa propre évolution dans les changements qu’il veut appliquer à ses équipes.
Cette activité de coaching s'avère essentielle pour que les équipes transforment réellement et en profondeur leurs transactions, au-delà du seul effet post-it de l’évolution du management visuel. Elle est aussi passionnante, car elle concerne l’évolution et l’apprentissage de personnes impliquées.
Mais elle ouvre, de mon point de vue, à une série de questions éthiques que je souhaite aborder avec vous.
Les réponses de coaching individuel : en phase ou en avance de phase des demandes de coaching agile ?
La première question concerne le périmètre du coaching.
Même quand on a soi-même vécu une transformation des paradigmes (et que donc on est ouvert à continuer à se laisser transformer), il est compliqué d’expliquer a priori à un manager, qui ne l’a pas forcément ni compris ni souhaité, qu’il sera inclus personnellement dans la transformation qu’il a appelée de ses vœux ; que la transformation va le concerner lui-même. Le changement, c’est comme les autoroutes : c’est toujours mieux dans le jardin du voisin.
Dès lors, la question peut se poser de savoir si le coaching agile n’est pas conduit à briser ce qui est la toute première règle du coaching : à savoir qu’on ne coache pas quelqu’un « contre son gré » et sans une demande explicite de sa part, que les objectifs du contrat de coaching doivent être explicites et partagés entre le coach et son coaché.
La seconde question concerne la posture du coach agile.
Il se positionne originellement comme accompagnateur-facilitateur des équipes en prenant part à la mise en place de cérémonies, en créant des ateliers d’amélioration continue, en faisant émerger des indicateurs co-construits par les équipes, etc.
Mais, dans le même temps, il accompagne les questionnements, remises en cause, déplacements du management, en s’appuyant non seulement sur toute une série de postures, mais aussi sur les progrès réalisés par les équipes. Ce qui le positionne à la fois comme prescripteur et comme évaluateur auprès de son client, se faisant l’avocat de sa propre cause. Juge et partie, forcément, à un moment ça peut coincer.
Enfin, la troisième question concerne la qualification du « coach agile » à pratiquer du « coaching professionnel ».
Le métier de coach professionnel a fini par trouver une autorégulation interne par le jeu des certifications et les fédérations de coaching s’accordent pour « définir » ce que recouvre le terme de coach professionnel. Trois points majeurs les identifient aujourd’hui : avoir suivi une psychothérapie, avoir reçu une formation certifiante et enfin s’appliquer de façon continue une supervision par un coach.
Peut-on dire que nous en soyons arrivés là dans le coaching agile ? Pas vraiment, pas encore... mais le besoin existe-il ?
Vers une régulation, ou une émergence de la « profession » de coach agile ?
Il y a bien sûr des histoires douloureuses, des rendez-vous manqués, des erreurs sur la personne… Mais globalement, les transformations « agiles » produisent de la valeur en ramenant un oxygène bienvenu dans les organisations où elles s’appliquent. Elles sont une partie de la démarche de réinvention des organisations dont le besoin apparaît comme crucial (Reinventing Organizations est de ce point de vue un must have read).
Ces démarches de fond viennent modifier durablement les relations de pouvoir et d’identité au travail au sein des équipes (merci Renaud Sainsaulieu pour l'Identité au Travail) pour donner de « vrais » outils aux managers. Non pas pour contrôler les équipiers, mais pour construire et faire grandir les relations de confiance qui produisent durablement de la valeur ajoutée dans les équipes.
Il est clair que le coaching agile — une intervention sociologique qui s’appuie sur le travail des équipes en vue de leur amélioration continue— nécessite l’intervention de praticiens aguerris, mais aussi humbles, pour aider les managers à sortir de leurs outils de pilotage classique. Et que cette intervention sur les équipes se double d’une «intervention» qui ne dit pas encore totalement son nom sur les managers et dirigeants.
Pour que ces interventions soient menées en sécurité, il manque selon moi à la profession une forme de charte contractuelle compréhensible par tous et transparente, valeur agile oblige.
Au même titre que le coaching professionnel s’est fédéré pour proposer une garantie d’intervention, le coaching agile, profession en émergence, gagnerait à poser un canevas à la fois simple et souple, permettant à chacun de déployer sa spécificité de posture en fonction des environnements rencontrés et garantissant un cadre minimal d’activité tant pour protéger les organisations, les managers et les coachs agiles.
Le Manifeste (pour le développement) Agile (de logiciels) serait à mon sens une base de travail, ainsi que les travaux déjà établis par les grandes associations de coaching.