RSE en Conseil d'Administration : et les GAFAM ?

Écrit par Giovanni Reibaldi, le 16 mai 2021

Se préoccuper des parties prenantes est devenu à la mode. En 2019, même la Business Roundtable (l’association des DG des grandes entreprises américaines) a reconnu que « les entreprises doivent s’engager à apporter de la valeur à toutes les parties prenantes » : non seulement aux actionnaires, mais aussi aux client.e.s, aux salarié.e.s, aux fournisseurs, aux communautés locales. Cette déclaration a été signée, entre autres, par Tim Cook (Apple), Jeff Bezos (Amazon) et Satya Nadella (Microsoft).

Pour traduire ces déclarations d'intentions en réalité, c'est une transformation radicale qui est nécessaire : il s'agit pour les grandes entreprises d’intégrer dans l'élaboration de leur stratégie business un principe d’équilibre entre la recherche du profit et la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. Et cela ne peut pas se faire sans transformer l’instance qui seule a le pouvoir de valider de tels arbitrages : le Conseil d’administration.

Cette transformation intervient à un moment où les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sont devenus les entreprises les plus riches, les plus puissantes et les plus influentes du monde occidental. Que ce soit en matière d’innovation, d’organisation, de logistique, de choix technologiques, les GAFAM inspirent les entreprises et les décideurs du monde entier. Nous pouvons donc faire l’hypothèse qu’ils aient un pouvoir d’influence aussi en ce qui concerne les modèles de gouvernance d’entreprise.

Il est alors intéressant de poser la question suivante : Chez les GAFAM, la composition et le fonctionnement des Conseils d’administration (CdA) favorisent-ils un équilibre entre la recherche du profit et les intérêts des autres parties prenantes ?

Les points forts des GAFAM

La parité femme/homme

La parité femme / homme au sein d'instances de direction permet de favoriser la parité d’opportunités entre les genres au sein de nos sociétés ; quelques études suggèrent même que les femmes administratrices (i.e. membres de CdA) seraient plus sensibles que leurs collègues hommes vis-à-vis des enjeux sociaux et environnementaux.

La présence de femmes en CdA est un point fort des GAFAM, chez lesquels les femmes représentent 41% des administrateur.rice.s – un niveau sensiblement plus élevé que la moyenne des entreprises américaines. Ceci dit, attention aux effets vitrine : chez Microsoft, par exemple, on compte 7 femmes sur 13 en CdA mais seulement 20% parmi le Top management.

Aux États-Unis, à la différence de la France et de la plupart des pays européens, il n’existe pas d’obligation fédérale en matière de diversité femme/homme. Au résultat, en 2019 la part des femmes administratrices  s’attestait à 27%, bien loin des pays leader en cette matière – tels que la France (45%), l’Islande (44%) ou la Nouvelle Zélande (42%).

La situation est cependant en train d’évoluer, notamment suite à l’introduction de quotas de femmes dans les CdA par l’État de la Californie.

Diversité d’origine ethnique

La diversité d’origine ethnique peut favoriser une meilleure prise en compte des enjeux d’inclusion économique et sociale.

Or, que ce soit en France ou aux États-Unis, la situation relativement à ce critère est loin d’être satisfaisante. Aux États-Unis, en 2019, les administrateur.rice.s issu.e.s de minorités ethniques n’étaient que 10%, alors que ces groupes représentent 40% de la population. En France, il n’existe pas de statistiques officielles, néanmoins une étude empirique suggère que les membres de conseil d'administration de grandes entreprises se déclarant issu.e.s d’une minorité ethnique ne seraient que 4% du total.

Chez les GAFAM, sur la base d’un calcul empirique, les membres de CdA issus de minorités ethniques représenteraient autour de 18% - un niveau là aussi plus élevé que la moyenne des grandes entreprises américaines. Google et Microsoft ont même des DG issus d’une minorité (indienne, en l’occurrence). On peut néanmoins s’étonner que des entreprises comme Facebook et Amazon n’aient aucun.e afro-américain.e au sein de leur conseil d'administration.

La sous-représentation des minorités ethniques dans les entreprises du secteur IT puise ses racines dans le système d’éducation universitaire. Aux États-Unis, dans les filières d’ingénierie, les étudiant.e.s d’origine autre que « Blanc non hispanique » ne représentent que 6% des diplômés de master et 5% des docteurs.

Diversité d’âge

Dans un contexte de fort clivage entre générations (ce sont très majoritairement les jeunes qui manifestent pour le climat) la présence de jeunes en conseil d'administration peut favoriser une vision davantage orientée vers le long-terme, en particulier en matière de lutte contre le changement climatique. En 2016, l’État du Québec a même voté une loi qui prévoit qu’à partir de 2021, toutes les sociétés contrôlées par l’État doivent compter au moins une personne de moins de 35 ans au sein de leurs conseil d'administration.

Chez les GAFAM, l’âge moyen des administrateur.rice.s est bien inférieur à la moyenne des grandes entreprises américaines. Néanmoins, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, seulement deux administrateurs sur 60 (tous les deux chez Facebook) ont moins de 45 ans.

De façon générale, malgré la révolution numérique, ces dernières années les conseil d'administration des grandes entreprises américaines ont plutôt vieilli : en 2019, l’âge moyen des membres de conseil d'administration était de 62 ans et les moins de 45 ans ne représentaient que 5% du total !

Les points faibles des GAFAM 

Compétences sociales et environnementales

Pour intégrer dans la stratégie d’une entreprise les enjeux environnementaux et sociaux, il faut aussi se doter des compétences nécessaires. Or comme le résume une note de l’International Corporate Governance Network (organisation d’investisseurs qui promeut des standards pour la gouvernance d’entreprise), « les membres des conseil d'administration des grandes entreprises sont en grande partie des anciens directeurs à la retraite, qui ont mené la plupart de leur carrière à une époque où le changement climatique et la transition vers des modèles durables étaient des sujets marginaux ».

Aujourd’hui, seulement 10% des membres de conseil d'administration des grandes entreprises américaines disposent de compétences en matière sociale ou environnementale, contre 70% pour les compétences financières. Selon l’ICGN, « très peu de conseil d'administration sont en mesure de traiter les enjeux environnementaux avec la même rigueur et le même professionnalisme que des enjeux tels que la stratégie, la gestion des risques ou l’audit interne ».

Chez les GAFAM, la situation n’est pas meilleure. Leurs administrateur.rice.s sont issus de grandes multinationales, d’institutions financières, d’entreprises du secteur IT, ou alors de la politique ou de la haute administration (le cas le plus illustre : Al Gore, ancien vice-président des États-Unis et activiste environnemental, aujourd’hui au conseil d'administration d’Apple). En revanche, aucun d'entre eux n’est issu d’une carrière dans des organisations sociales ou environnementales : ONG, fondations, institutions d’aide au développement, instituts de recherche sur le climat ou la biodiversité.

Représentation des salariés en conseil d'administration

Les salarié.e.s sont, aux côtés des actionnaires, l’autre « partie constituante » de l’entreprise, dans laquelle ils.elles investissement leur temps, leurs compétences, leur engagement et même parfois, leur santé. Tenant compte de cela, de nombreux pays obligent les grandes entreprises à avoir un ou plusieurs membres de conseil d'administration salarié.e.s.

C’est le cas de la plupart des pays de l’Union Européenne et notamment de la France, où le dispositif des membres de conseil d'administration salarié.e.s a été renforcé par la loi Pacte de 2019. Au conseil d'administration d’Orange, par exemple, sur 14 membres, on retrouve 3 administrateurs salariés. En Allemagne, les représentant.e.s des salariés peuvent atteindre jusqu’à la moitié des places en Conseil de Surveillance.

Aux États-Unis, les entreprises n’ont pas cette obligation (les initiatives législatives  récentes en cette matière n’ont pas abouti), mais rien n’empêche non plus les entreprises d’avoir des membres de conseil d'administration salarié.e.s. Selon certains, cela aurait même beaucoup de sens chez les GAFAM, où il n’est pas rare que des groupes de salarié.e.s organisent des initiatives de contestation de choix de leur direction (employee activism). Ainsi, au-delà de porter la voix des collaborateurs, des salarié.es administrateur.rice.s peuvent aider à prévenir ces situations qui peuvent se traduire par des coups portés à l’image de l’entreprise ou à des démissions de personnes clés.

Pour l’instant, cependant, aucun GAFAM n’a fait le choix d’attribuer des places en conseil d'administration à des représentant.e.s des salarié.e.s. En 2019, chez Microsoft, une résolution qui allait dans cette direction a été soumise par un actionnaire minoritaire, mais l’assemblée des actionnaires s’y est opposée.

Comités dédiés à la RSE

Un autre moyen de favoriser la prise en compte des enjeux extra-financiers consiste à créer au sein de conseil d'administration des Comités dédiés à la RSE.

Sur le plan réglementaire, les grandes entreprises américaines cotées doivent se doter d’au moins trois Comités. Ceux-ci doivent être en charge, respectivement, du Contrôle interne, des Rémunérations, des Nominations et de la Gouvernance. Elles peuvent ensuite se doter d’un ou plusieurs Comités supplémentaires - typiquement des Comités exécutifs (38% des entreprises) ou financiers (36%). En 2018, seulement 6% des entreprises du S&P 500 s’étaient dotées d’un Comité responsabilité sociale et environnementale.

Les GAFAM ne sont pas particulièrement exemplaires : aucun de leurs conseil d'administration ne s’est doté d’un comité entièrement dédié aux enjeux sociaux et environnementaux. Chez Microsoft, il existe un Comité des Affaires réglementaires et politiques publiques (Regulation and Public Policies) qui est en charge, entre autres, des enjeux sociaux et environnementaux. Chez Facebook, il existe un Comité Respect de la vie privée (Privacy).

D’autres entreprises du numérique ont pourtant pris cette voie : c’est le cas par exemple d’AirBnb qui a annoncé en 2020 la création d’un Comité parties prenantes (Stakeholder committee), en charge de suivre l’apport de valeur aux principales parties prenantes (actionnaires, salariés, hôtes, locataires, communautés locales) via une liste précise d’indicateurs, rendus publics par la société.

Instances de dialogue avec des personnalités externes

Une autre manière pour les conseil d'administrationde mieux prendre en compte les intérêts des parties prenantes consiste à créer des instances de dialogue entre des administrateurs et des personnalités externes dotées d’expertises en matière sociale ou environnementale : représentant.e.s d’ONG ; expert.e.s académiques ; ancien.ne.s responsables politiques etc. Puisqu’elles ne sont pas mandatées pour faire les intérêts des actionnaires, ces personnalités disposent d’une plus grande marge de liberté pour pouvoir critiquer les choix de l’entreprise.

En France, des entreprises aussi diverses qu’AXA, Michelin, la MAIF, la SNCF ou EDF ont constitué ce type d’instances, souvent appelées Comités parties prenantes. Le cas de la MAIF est particulièrement inspirant : devenue en 2020 société à mission, l’entreprise s’est dotée d’un Comité de mission « chargé de s’assurer que ses actes sont en adéquation avec sa raison d’être et ses engagements sociaux et environnementaux ». Ce Comité est composé actuellement de dix membres dont cinq internes. Deux administrateur.rice.s, un directeur général adjoint, deux salariées. Mais aussi cinq externes (deux universitaires, une syndicaliste, deux personnalités issues du monde associatif). Rien de tel n’existe pour le moment chez les GAFAM.

Le Conseil de surveillance (Oversight Board) de Facebook : une « Cour suprême » à l’intérieur de Facebook ?

Parmi les innovations en matière de gouvernance, le très controversé Conseil de surveillance (Oversight Board) de Facebook mérite un discours à part. Celui-ci est une sorte de Cour suprême privée, chargée de prendre des décisions sur des cas particulièrement sensibles de modération de contenus (suppression de contenus, suspension ou expulsion d’un utilisateur…) mais aussi de formuler des recommandations à Facebook concernant l’évolution de ses politiques internes de modération.

Le Conseil de surveillance est une entité juridiquement et financièrement séparée de Facebook et ses délibérations sont contraignantes pour l’entreprise. Il est composé de 11 à 40 personnes expertes de « sujets relatifs au contenu numérique et à la gouvernance, notamment la liberté d’expression, le discours civique, la sécurité, la confidentialité et la technologie ». Parmi les 19 membres actuels, qui ont été sélectionnés par Facebook, figurent des professeur.e.s de droit, des journalistes, des éditeur.rice.s, des représentant.e.s d’ONG et de fondations, des activistes sociaux.ale.s et des anciens décideurs politiques. A terme, les nouveaux membres seront sélectionnés par le Conseil lui-même.

Cette initiative fait débat. Certains y voient une innovation positive. En effet, en l’absence d’une régulation par les pouvoirs publiques, le Conseil assure au moins que les décisions de modération les plus controversées de Facebook soient revues par un panel d’experts indépendants. D’autres considèrent en revanche qu’en se dotant de cette espèce de Cour suprême, Facebook essaie de se légitimer comme une sorte d’État indépendant et par ce moyen, d’échapper à l’autorité des États.

Cette innovation va-t-elle durer dans le temps ? D’autres entreprises vont-elles suivre l’exemple de Facebook ? Il est trop tôt pour mesurer les impacts de long terme de cette initiative. Quoi qu’on en pense, c’est tout de même la première fois qu’une grande multinationale ait introduit une instance autonome dont les décisions sont contraignantes pour le top management et le conseil d'administration.

Considérations finales

Les Conseil d'administrations des GAFAM présentent globalement des niveaux de diversité (genre, origine ethnique, âge) plus élevés que la moyenne des grandes entreprises américaines. Cette diversité peut favoriser une certaine ouverture vis-à-vis notamment des enjeux sociaux d'inclusion et de parité d'opportunités. Pensons par exemple à des mouvements comme Mee Too et Black Lives Matter).

Néanmoins, cela ne suffit pas pour tenir la promesse faite par les grandes entreprises d’ « apporter de la valeur à toutes les parties prenantes ». Pour cela, les GAFAM pourrait en partie s’inspirer de solutions déjà existantes en Europe. Comme par exemple, les administrateurs salariés ou les Comités parties prenantes.

Ils pourraient également faire preuve en matière de gouvernance du même esprit d’innovation qu’ils ont démontré sur d’autres terrains et tester des solutions inédites de dialogue et d’élaboration de compromis avec les parties prenantes. Pourquoi pas, en s’appuyant aussi sur les possibilités offertes par les technologies numériques.